Notice nécrologique sur
le
colonel Savin
par
J. Lambert
C'est avec une douloureuse surprise et une véritable émotion que les
nombreux amis du lieutenant-colonel Savin ont appris son décès. Toutes les
personnes qui s'intéressent en France à l'étude et aux progrès de la
Paléontologie déplorent la mort du brillant officier, qui, au milieu de
ses absorbantes fonctions militaires, avait su faire tant d'observations
scientifiques intéressantes et publier les résultats de ses recherches. Sa
perte est particulièrement ressentie parmi les membres de la Société
géologique de France, dont il faisait partie depuis dix-sept années.
D'autres, avec une autorité qui me ferait défaut, ont an les qualités du
soldat et retracé sa carrière militaire ; qu'il soit permis à son
collaborateur et à son ami de rappeler la personne et les travaux du
savant, dont les études échinologiques étaient si justement appréciées.
Léon-Héli Savin était né à Ste-Chartres (Vienne) le 12 mars 1851 et âgé de
cinquante-six ans au moment où, le 3 août dernier, il a été terrassé, en
pleine vie, par un mal qui n'a pu être enrayé, laissant sa veuve, ses
enfants et tous les siens dans un désespoir que comprendront tous ceux qui
ont eu l'honneur d'être en relations avec cet homme de coeur. Au jour de
ses obsèques, M. le colonel Salvan, commandant le 98e régiment
d'infanterie, disait de lui : « Soldat dans l'âme, homme de devoir, aimant
sa patrie avant tout, Savin s'engage au 33e de ligne le 17 août 1870 et
fait campagne contre l'Allemagne... et c'est sous le feu de l'ennemi qu'il
franchit les premiers échelons de la hiérarchie... Sous-lieutenant en
1874, capitaine en 1882 et chef de bataillon en 1898, il est remarqué par
la manière brillante dont il a commandé le bataillon alpin. Promu
lieutenant-colonel le 21 septembre 1905, par son zèle, son activité, sa
bienveillance, il restera un modèle pour ceux qui ont eu l'honneur d'être
formés par lui. Dans l'intérêt général de l'armée le grade de colonel lui
semblait prochainement réservé ».
Ayant au plus haut point le goût et le culte des études scientifiques,
notre confrère y a apporté cette intelligence, cette activité, ce zèle et
cet esprit de méthode qui étaient parmi les qualités dominantes de son
caractère. Il étudie partout la géologie, dans les livres et sur le
terrain, sans jamais séparer l'observation de la théorie. Marcheur
intrépide, chercheur infatigable, il réunit bientôt une collection
considérable des divers pays où le conduisent ses relations et ses
changements de garnison. Il explore en particulier avec succès les
gisements célèbres du département de l'Aude et y rencontre dans le Crétacé
et l'Eocène des Echinides, grâce à lui, aujourd'hui bien connus. Toujours
guidé par le pur amour de la science, sa collection n'est pour lui qu'un
instrument d'étude et avant tout il tient à faire profiter de ses
découvertes ceux, un peu plus anciens que lui, qu'il aimait à appeler ses
maîtres.
Nous le voyons d'abord en relation avec Cotteau, fournir à l'éminent
paléontologiste des matériaux nombreux, mis en œuvre dans la Paléontologie
française. Il est peu d'espèces des riches gisements de la Montagne Noire
ou de l'Alaric qu'il n'ait recueilli et, à partir de 1893, il communique
pour la partie supplémentaire de ce grand ouvrage un certain nombre
d'Echinides, parmi lesquels des types précieux comme Maretia Savini,
Linthia Savini, Pygorhynchus Savini, etc. Il a aussi fourni à M. de Loriol
des matériaux d'études et les types de ses Cidaris Savini, Botriopygus
Savini, etc. En 1897, il me procurait les éléments de ma note sur quelques
Echinides eocènes de l'Aude et c'est lui qui, plus récemment, mettait à ma
disposition la plupart des matériaux de ma note sur quelques Echinides de
l'Aude et de l'Hérault Entre temps, il avait complété ses études sur les
Echinides au point de pouvoir soit seul, soit en collaboration avec ses
amis, publier lui-même des oeuvres considérables.
C'est d'abord sa « Note sur quelques Echinides du Dauphiné », bientôt
suivie du «Catalogue raisonné des Echinides fossiles du département de la
Savoie», ouvrage important dans lequel sont examinées 144 espèces, dont
cinq nouvelles. En 1905 il publiait sa « Révision des Echinides fossiles
du département de l'Isère», où sont étudiées 196 espèces, dont 15
nouvelles et 144 recueillies depuis la publication des travaux d'Albin
Gras. Un appendice contient encore la description de sept espèces
étrangères au Dauphiné. Bien que résidant à Lyon depuis 1905, Savin
poursuivait avec une telle activité ses recherches et ses études qu'il
publiait en 1907 un important "Supplément au Catalogue des Échinides
fossiles du département de la Savoie», comprenant la description de
quarante-cinq espèces, dont cinq nouvelles. Notre confrère est mort avant
d'avoir reçu les tirés à part de ce dernier travail qui vient d'être
distribué par les soins de sa veuve et de ses amis.
Dans tous ses mémoires le colonel Savin a suivi un plan méthodique. Il
avait pensé qu'après les grands travaux de Cotteau il était superflu
d'entreprendre sur les Échinides des ouvrages généraux, et il s'est
appliqué à la publication de séries de monographies régionales d'une
utilité pratique indiscutable. Le nombre de ceux qui peuvent, même en se
spécialisant, embrasser une science dans son ensemble et se constituer en
province une indispensable bibliothèque restera toujours limité. De bonnes
monographies régionales sont donc aujourd'hui nécessaires pour -vulgariser
en quelque sorte nos études, pour mettre à la portée de chacun le moyen de
connaître le résultat de ses recherches et augmenter ainsi l'intérêt des
découvertes, pour stimuler le zèle du paléontologiste, fournir au géologue
des renseignements indispensables, et aux maîtres de la science les
éléments de conclusions plus générales. Ouvrages de science
incontestablement, mais en même temps de vulgarisation et de
décentralisation, les travaux de Savin devaient donc, pour répondre
complètement à leur but, rappeler au lecteur certaines connaissances
élémentaires indispensables. C'est pourquoi l'auteur ne nous donne jamais
une description d'espèce sans la faire précéder d'une diagnose générique,
toujours très étudiée, concise et mettant bien en relief les caractères
distinctifs par le rappel du type.
Ainsi, grâce à Savin, les géologues et les paléontologistes du Dauphiné et
de la Savoie peuvent, après la simple lecture d'un manuel comme celui de
Zittel, ou l'excellent traité de MM. Delage et Hérouard, parvenir à
déterminer exactement tous les Échinides rencontrés dans leurs recherches.
Il faut donc proclamer l'étendue des services rendus par notre confrère
aux amis des sciences naturelles, et les Sociétés qui ont accueilli ses
travaux, la Société de statistique de l'Isère et la Société d'histoire
naturelle de la Savoie, ne peuvent que s'applaudir des sacrifices par
elles consentis pour assurer la publication de ses oeuvres.
Dans tous ses travaux Savin s'est inspiré des meilleures traditions, et au
lieu d'arides nomenclatures, il a su donner des études méthodiques,
détaillées et vivantes des espèces par lui examinées. Si le nombre des
espèces nouvelles créées par lui n'a pas été très grand, combien d'autres,
presque nominales avant ses travaux, sont aujourd'hui et grâce à lui
parfaitement connues f Au moment où il a été frappé par la mort, il
travaillait à de nouvelles descriptions d'Échinides, et dans une lettre du
5 juin 1907 il m'entretenait d'une Note sur quelques Échinidés nouveaux de
diverses régions, qu'il espérait pouvoir publier prochainement. Sa veuve
et ses amis feront leurs efforts pour que ce travail, suivant son
expression, par lui mis au point, ne soit pas perdu pour la science.
Si la fin prématurée de notre confrère ne lui a pas permis de laisser une
oeuvre scientifique plus considérable, celle-ci est cependant déjà assez
utile pour nous faire amèrement regretter qu'elle soit interrompue, et
assez importante pour que le nom de Savin ne puisse à l'avenir être oublié
et soit au contraire assuré d'être inscrit dans les fastes de la
Paléontologie. Son souvenir ne restera pas moins profondément gravé dans
la mémoire et dans le coeur de tous ceux qui ont eu l'honneur et le
plaisir d'entretenir des relations avec cet homme excellent dont la perte
leur cause de si vifs regrets.
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